En janvier dernier, la Tunisie célébrait les dix ans de la chute de Zine El-Abidine Ben Ali, qui occupait le pouvoir depuis 1987. A cette occasion, le Mouvement des Jeunes Socialistes à Paris a organisé, le 30 mars 2021, un débat-conférence sur l’avenir de la jeunesse tunisienne en présence de Choukri Hmed, maître de conférences HDR en Science-Politique à l’Université Paris-Dauphine, co-auteur du dossier « Révolutions et crises politiques au Maghreb et au Machrek » paru en 2016 dans la revue Actes de la Recherche en Sciences sociales, et d’Amine Snoussi, essayiste et auteur de La politique des Idées et La Génération des crises (Centre national du livre).
Dix ans après la révolution, la fracture sociale et géographique demeure ancrée.
En décembre 2010, les manifestations qui avaient débuté après l’immolation d’un jeune vendeur ambulant de fruits et légumes en pleine rue à Sidi Bouzid au centre de la Tunisie avaient été animées par la volonté des Tunisien·ne·s de dénoncer les problèmes qui consumaient le pays : un chômage galopant, un système injuste d’accès à l’emploi et à la fonction publique, une corruption persistante (en particulier dans les hautes sphères), et une répression policière impunie. Ces événements ont aussi représenté un moment de socialisation, notamment pour ceux qui découvraient la politique et l’engagement. Comme le souligne Choukri Hmed, la révolution a été une expérience commune partagée par toutes les générations mais qui, bien qu’elle ait été vécue collectivement, a été ressentie de manière différente selon la population, y compris au sein des jeunes.
Dix ans après la révolution tunisienne, comment expliquer que ceux qui étaient autrefois trop jeunes pour participer aux manifestations ayant insufflé le printemps arabe sont aujourd’hui ceux qui descendent dans la rue ?
Souvent considérée comme le seul pays ayant entamé avec succès sa transition vers la démocratie, la Tunisie a été confrontée en janvier et février derniers à l’embrasement des quartiers populaires. Des heurts ont éclaté dans plusieurs villes, notamment à Tunis, Kairouan, Kasserine, Gafsa, Sousse, Bizerte et Monastir. Au cœur des revendications, une partie de celles déjà exposées en 2011 : la répression policière, le chômage, la déscolarisation. Les manifestants qui ont pris part à ces mouvements sont pour la plupart âgés de 15 à 20 ans.
En Tunisie, l’extrême pauvreté et l’emploi chez les jeunes constituent de véritables enjeux, le chômage touchant une forte proportion des jeunes (plus que les adultes), et plus particulièrement les jeunes diplômés. Si une grande majorité de la population habite par ailleurs dans les régions de l’est du pays (le littoral) et plus de 2/3 des habitants vivent en ville, on observe également de profonds écarts au sein même des villes côtières et entre les différents gouvernorats. Le taux de chômage est par exemple plus bas à Monastir, ville touristique et côtière, qu’à Gafsa, ville proche du désert. Cette situation accentue la fracture géographique et sociale qui caractérise la Tunisie. Amine Snoussi dénonce à ce titre la distance qui existe entre la réalité sociale des quartiers défavorisés et celle que les médias et le pouvoir tentent de décrire.
Face à cette situation, la défiance envers l’Etat et les partis politiques se fait de plus en plus ressentir, engendrant une violence non encadrée et l’indignation des citoyens tunisiens, en particulier des jeunes, face au pouvoir politique. La mobilité sociale est paralysée. Les frontières entre les classes sociales se rigidifient. Pour autant, rares sont les mesures structurantes favorisant l’égalité des chances.`
Une transition démocratique inachevée ?
Depuis le départ du président Ben Ali, la stabilité politique en Tunisie demeure incertaine, les chefs de gouvernement continuent de se succéder et le peu de débat politique restant se polarise progressivement. Dans une tribune(1), Amine Snoussi revient notamment sur la définition du mot « république », soulignant son évolution depuis celle strictement juridique d’un État « qui défend des valeurs précises, inscrites dans un projet national» et évoque l’idée que «les Tunisiens sont encore à la recherche de celles promues par leur République ». L’instauration de la scène politique en Tunisie est encore récente et cette dernière peine à attirer des électorats dont l’idéologie politique est elle-même hésitante. Cette situation laisse ainsi un vide qui profite aux partis politiques ayant réussi à relever ces défis : le parti islamiste Ennahdha (malgré la perte progressive de son électorat) et plus récemment, le parti destourien libre.
La politisation des masses et l’absence de renouvellement programmatique sont également au cœur du problème. Les campagnes électorales sont encore marquées par la personnalisation de la communication entre les politiciens et les citoyens.
Choukri Hmed décrit une structure de pouvoir inchangée au niveau de l’État, dans les partis politiques, mais aussi dans l’économie, favorisant en premier lieu la montée en puissance des partis politiques radicaux, mais aussi une restauration autoritaire, voire un désengagement politique. En parallèle, les partis politiques se qualifiant en 2011 de partis “révolutionnaires” (à l’extrême gauche de l’échiquier) se sont depuis embourgeoisés, accentuant par conséquent les frustrations des Tunisien·ne·s à l’égard des partis politiques. Ce phénomène est d’autant plus néfaste qu’il laisse la voie au populisme qui profite de l’espace inoccupé pour prôner dangereusement des solutions simplistes aux problèmes.
Faudrait-il une nouvelle constitution ou mettre davantage en œuvre la constitution tunisienne adoptée le 26 janvier 2014 ? Selon Amine Snoussi, une réforme de de la constitution doit être envisagée et l’égalité des chances devra occuper une place centrale dans cette réforme. Pour Choukri Hmed, en revanche, la solution n’est pas là : la Constitution de 2014 est tout à fait pertinente, mais il manque la volonté politique de la faire appliquer.
[Conférence animée par Manon Lebatteux et Inès Bouhdida-Lasserre]
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